Dans le cadre de l'exposition "Résonance - Claude Garanjoud / Curt Asker" 2010 - 2011
Artistes invités: Claude Garanjoud l Curt Asker
Commissaire de l’exposition Chrsitiane Courbon.
Entretien avec Curt Asker, 2010.
Christiane Courbon : Curt Asker, nous avons souhaité mettre vos oeuvres en résonance avec celles présentes pour l’hommage rendu à Claude Garanjoud. Quel regard portez-vous sur le travail de cet artiste qui, à Villeneuve-lès-Avignon, vivait dans la proximité de votre résidence vauclusienne -que vous n’avez pourtant jamais rencontré- et quel lien pouvez-vous trouver avec votre propre création?
Curt Asker : Je ne suis allé que récemment, en effet, à la rencontre de son oeuvre, en son atelier de Villeneuve-lès-Avignon. Chez Garanjoud, j’aime les signes qui baignent dans la transparence, cette forme libre sur les toiles libres. Avec lui, je partage ce goût pour les transparences qui entourent les signes.
CC : Vous vous considérez avant tout comme un peintre et un dessinateur, un grand nombre de travaux sur papier, aquarelles et monotypes en témoigne. La photographie intervient aussi dans votre travail. Cependant, dans chacun des trois volets de cette exposition, figurent des sculptures: les sculptures-aquarelles, qui, retenues par un fil, tels des cerfs-volants, sont destinés à s’élever dans le ciel, et d’autres plus récentes que vous avez appelées Blickstillor ou Immobiles ou encore Berceaux du regard, dessins suspendus, finement découpés dans l’acier.
CA : Je suis sur la frontière des éléments, entre dessin, peinture et sculpture. Lorsque je me promène, je fais toujours de petits dessins dans le paysage. Ce qui apparaît dans le coin de l’oeil, un endroit précis, en un instant donné. Sitôt que je m’approche de l’objet, la vision n’est plus la même. Blick, c’est le regard. Stillor signifie immobile.
Certains dessins servent de point de départ pour des images flottantes. Quand la couronne de pain est mangée, disait Ossip Mandelstam, le trou subsiste. Mes oeuvres sont des Berceaux du regard, créant une densité dans le vide qui les entoure.
Les dessins suspendus jouent avec ombres et distances. D’autres dessins de promenade servent de support aux ombres projetées par des herbes. Je les prends en photo. J’en réalise alors plusieurs tirages différents, jusqu’à ce que je trouve le bon. C’est le mariage entre la nature et le dessin: comme les sculptures-aquarelles jouent avec les nuages, mes dessins jouent avec les ombres. J’ajoute des traces de gravure, et la notion de transparence intervient.
CC : Claude Garanjoud entretenait un rapport singulier avec la lumière et le vent, ce qui, avec une toute autre approche picturale, caractérise également votre oeuvre. Lui se sentait profondément en lien avec la nature, vous, vous jouez avec et dans le paysage.
CA : J’ai une maison en Suède, dans un petit village de pêcheurs, Brantevik. J’y vais tous les étés. Le reste du temps, je vis à Lacoste, en France. A Brantevik, face à la mer, la mer Baltique, je me suis posé la question de l’horizon, comme une évidence. On ne sait jamais quel est le rapport avec l’horizon, parce que l’horizon n’existe pas, c’est une illusion.
C’est à partir de cette réflexion que sont nées les sculptures-aquarelles. Lorsqu’elles s’élèvent dans le ciel, elles jouent avec les nuages. On a une perte de repères au niveau de l’échelle.
On ne connaît pas non plus la taille du nuage. C’est un jeu.
Les montagnes du Lubéron, surtout avec les ombres de l’après-midi, sont comme la mer. Les sculptures-aquarelles y ont toute leur place.
Il y a rencontre de mes objets avec la nature. Les échelles, les distances et l’espace, la peau de l’air, cela me passionne.
CC : Vous parlez du dos, de la peau de l’air, du dos de l’horizon… La poésie, votre langue poétique elle-même, semble vous constituer.
CA : La poésie est une grande source d’inspiration, depuis toujours. J’aime particulièrement le poète roumain de langue allemande Paul Celan, Mais j’aime aussi Saint John Perse, Mallarmé, Guillevic…
CC : Vos peintures suspendues voguent à l’air libre, avec le ciel pour fond. L’air en est le support privilégié. Elles s’y détachent dans toute leur fragilité comme en apesanteur. Placées en intérieur, elles jouent tout autrement. Chaque nouveau lieu semble donner naissance à une oeuvre nouvelle.
CA : Dans un espace fermé, on trouve toujours des endroits vides qu’on peut utiliser pour donner une conscience de l’espace. Les oeuvres sont un outil pour capter l’espace, pour en capter l’ambiance. Elles donnent une épaisseur au vide, un corps à l’air. Bien sûr, leur perception change en fonction de la lumière, du mouvement des personnes qui passent. Je ressens moi-même la surprise, l’étonnement de ce que je découvre à chaque nouvelle installation.
Je me sens libre de faire, c’est un constat, peut-être lié à l’âge. Matisse a entièrement conçu la chapelle du Rosaire à Vence, alors qu’il était vieux et malade. Mais quelle liberté!…
Pour ma part, j’ai gardé ma curiosité. C’est l’essentiel. La jeunesse, l’envie de découvrir.
Entretien avec Françoise Garanjoud et Alain Boucharlat.
Christiane Courbon : Alain Boucharlat, vous connaissiez Claude Garanjoud à titre personnel depuis longtemps.
Alain Boucharlat : Oui, j’ai fait sa connaissance en 1974 à Grenoble. Ma première rencontre avec son travail s’est faite avec sa série intitulée « Hivers » qu’il venait de réaliser et qu’il exposait dans les salons d’un hôtel du centre ville qui a disparu depuis. Pour moi, c’était fascinant. Bien que ce ne soit pas vraiment ma partie, puisque j’ai enseigné la philosophie, je me suis toujours intéressé à la peinture et à la poésie et ces œuvres me semblaient exprimer en profondeur ce que je ressentais en venant habiter Grenoble.
CC : Quel portrait faites-vous de lui et qu’est-ce qui vous unissait?
AB : Garanjoud était indissociable de la peinture. Un peintre de naissance.
Nous avions des affinités: il aimait la poésie, pensait en philosophe. Il se gardait bien de faire des discours, mais on sentait derrière cette réserve une réflexion intense. Il pensait les grandes questions de la vie et l’acte de peindre, ce qui pourrait sembler contradictoire avec la spontanéité de sa peinture, en lien avec la nature.
Je parle de spontanéité, pas de hasard. Il n’y avait pas chez lui cette notion de hasard qu’on trouve chez Pollock par exemple. Ce n’est pas non plus la spontanéité de l’enfant. C’est beaucoup plus la spontanéité au sens de laisser venir le geste, qu’il soit lent ou instantané.
Souvent, ce geste prend la forme d’une accélération: un mouvement s’amplifie, s’allonge ou s’élargit jusqu’à recouvrir parfois tout ce qui a été tracé ou peint jusque-là. Il rejoint ainsi la mystique orientale la plus radicale, celle qui invite à laisser jaillir l’être profond qui est en soi, à le recevoir dans son surgissement inattendu.
Françoise Garanjoud : Il pouvait passer des heures devant la toile qu’il était en train de peindre, à regarder. Il peignait les toiles libres au sol, les fixait au mur, puis s’asseyait et attendait, dans une attitude méditative, en cours de création.
CC : Face à ses toiles, on se trouve confronté à ce qui pourrait s’apparenter à une forme de trace, d’inachevé, parfois. Comment se caractérise, selon vous, cette œuvre immense qu’il laisse?
AB : On ne peut pas parler d’inachevé. Il disait: « Il faut savoir s’arrêter. » Seulement, on n’est pas là dans la création d’une sonate allant vers son mouvement final, on est plutôt dans le Jazz : un élan qui s’arrête d’un coup, juste sur une note. Et si l’on veut parler de trace, ce serait la trace offerte à d’autres pour suivre le chemin ouvert.
FG : Il ne nous enferme pas dans ce qu’il était lui. C’était un dessinateur né, d’où l’importance du trait, le trait n’était qu’une manière de laisser une trace. « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver » …disait René Char.
CC : Ce lien dont vous avez parlé avec la nature – s’agissait-il de nature ou de paysage?
AB : Après ses grandes peintures thématiques des Marines et des Hivers, il a renoncé à la figuration, tout en gardant la sensation de la nature.
Mais il y a une question beaucoup plus simple pour rencontrer la peinture de Claude Garanjoud: – qu’a-t-il fait pour ouvrir notre capacité à voir? Voir ce qui nous entoure dans sa consistance et sa légèreté. Plus je viens à l’atelier de Villeneuve-lès-Avignon, plus je regarde ces toiles, plus je vois s’établir un rapport intérieur. Cela ouvre à un ressenti intérieur qui n’est pas habituel. Sa philosophie et sa peinture ne font qu’un. Il ne théorise pas. Il a donné peu d’interviews. Il ne s’est jamais autorisé à écrire sur sa peinture. Parce qu’il était dans une exigence et une rigueur telles qu’il entrait directement dans la sublimation. Il ne voulait rien interposer entre voir et voir. Cela touche au plus profond, c’est de l’ordre de l’incandescence.
FG : Tout ce qui est excessif est insignifiant, disait-il. L’écume de la vague…
Lui était à l’opposé des excès médiatiques, de la consommation.
CC : Vous avez dit qu’avec la peinture et la philosophie, il ne faisait qu’un. Comment cela se traduisait-il?
AB : Il ne fallait pas laisser se reposer la soif des questions. Il fallait tout le temps s’interroger sur le sens. Il dévorait les livres : sa vie se partageait entre peinture, livres et nature. Son attirance pour la philosophie orientale n’avait rien à voir avec l’engouement de l’époque. Il y a trouvé ses racines.
FG : Toujours confronté au mystère du monde, de la nature. Le ressenti et le penser n’étaient jamais séparés, avec en mémoire des phrases entières de philosophes occidentaux et orientaux, qui donnaient du poids à son ressenti. Il abordait plus les choses dans la tonalité des orientaux que dans celle des cartésiens.
Mais pour une exposition, l’homme de rigueur refaisait surface et triait avec un soin extrême ce qu’il allait présenter, passant notamment de longs moments à concevoir l’éclairage.
CC : Alain Boucharlat, au moment où vous le rencontrez, en 1974, c’est l’époque des Hivers, des toiles qui s’inscrivent dans ce qu’il a qualifié de paysagisme abstrait. Comment en est-il venu à la totale abstraction des dernières années?
AB : Il s’est fixé dans un travail totalement abstrait à partir de la couleur bleue, à l’acrylique très fluide. Il s’est mis à affiner son rapport avec le bleu. Ce n’est pas le bleu du ciel, de la nature, c’est un bleu de l’intériorité, du sacré. En cela, il rejoint Kandinsky. Il y a alors une période de structuration dans sa peinture. C’est d’abord le carré ou le rectangle, le vertical et l’horizontal, puis une expérimentation de la structuration de l’espace autrement, par les diagonales du carré. On arrive alors à la période dite des mandalas, avec un fort intérêt pour l’interrogation: qu’est-ce qui se passe au centre? Et comment inscrire le carré dans le cercle? Comment lancer un mouvement spiralé?
FG : Un jour, François Cheng lui a dit : Pour les chinois, le carré est le jardin, la terre ; le cercle est le ciel et l’homme fait la liaison entre la terre et le ciel. Comme peintre, il s’est vraiment reconnu.
AB : La profondeur est apparue avec ces mandalas, dans la recherche du centre, d’une autre dimension. C’est là qu’il a repoussé les limites, jusqu’à retourner ses toiles pour aller plus loin.
Il a longtemps vécu à La Mure, dans la maison de ses parents. Lorsque il vient habiter Villeneuve-lès-Avignon, la pénurie d’atelier va constituer pour lui une vraie chance. Un jour, en accrochant des toiles vierges, simplement du tissu au mètre, au vent du jardin, il a cette perception du mouvement qui ne va pas le quitter. Les effets du vent qui brasse un drap, la dépression au centre, font apparaître la courbe vivante. Seule une pince à linge retient encore la toile.
C’est peut-être la naissance de la toile libre.
Des diapositives qu’on peut voir sous le titre L’aile du vent, en rapport avec la poésie de Saint John Perse, datent de 1980- 82. On va assister alors dans la peinture à la suppression des cadres. La dynamique se renforce.
Il y aura des œuvres sur toile signifiant le passage, beaucoup comportant des portiques, avec même quelquefois l’effacement des soutiens. A ce même moment, il commence, avec des bouts de bois encrés, à griffer le papier ou la toile. Le circulaire, l’enchevêtré, commencent là.
A l’atelier de Villeneuve acquis après cette expérience de plein vent, il reprendra les grandes toiles dans la verticalité, en poussant la couleur à partir du bas. Et viendront aussi des toiles libres avec un cercle (le ciel, pour reprendre la philosophie orientale), cercles faits d’un seul mouvement, à bras tendu. Plus rien alors ne fait référence à la ligne droite verticale ou diagonale, si ce n’est dans l’une d’elles un triangle. Sa peinture, gestuelle, impliquait le corps. Le contrôle du geste se faisait dès l’épaule. Il s’obligeait à établir une harmonie du corps avant de se saisir du crayon ou du pinceau. Puis, c’était comme une performance de danse.
CC : Est-ce à dire qu’une musicalité intérieure le guidait?
FG : En tous cas, lorsqu’il écoutait de la musique, il ne faisait que cela, dans le recueillement. Il était aussi un grand marcheur, le rapport à la nature, surtout la montagne lui était indispensable.
CC : Son chemin vers l’abstraction, selon vous, était-ce une façon d’approcher le spirituel?
AB : Il avait les exigences du spirituel, mais le terme était trop connoté. Lui se situait dans le respect de toute démarche intérieure. Le point d’aboutissement de sa trajectoire autour de son expérimentation de l’espace, c’est la traversée de la toile. La peinture est appliquée d’un côté pour la découvrir de l’autre. C’est la complétude et la plénitude dans l’acte de peindre: ce que je peins d’un côté est vrai aussi de l’autre. Ce que je peins traverse la toile. J’ai posé un acte et dans la nuit du matériau, quelque chose est né. C’est le point de rencontre du visible et de l’invisible, du présentable et de l’irreprésentable. Il a découvert cette réversibilité et l’a utilisée. Parfois, il investissait l’envers de la toile en intervenant encore de ce côté, d’autres fois pas. Il a aussi employé ce processus pour des boîtes et certaines encres sur papier Japon.
FG : Le temps en tant qu’éternité, était le temps du présent, vécu dans le mystère.
AB : Il vivait en effet le présent – ni le passé, ni l’anticipation. Son temps était éternel … quelque chose comme le passage du vent.
FG : Les outils étaient souvent de circonstance, pinceaux, spatules, mais aussi brosses, bouts de bois, de carton – il inventait son outil – il multipliait aussi les supports, châssis, toiles libres, livres-objets.
La diversité et la singularité de ses choix ouvraient à la création, les choses se pensaient en lui, comme disent certains. Il avait un contact très sensuel à la matière. Très exigeant, il se méfiait de la répétition et de la séduction. Son travail avait une dimension éthique en lien avec l’esthétique, sans compromis. En aucun cas tourmenté, adepte de la vision taoïste: La vie ordinaire, c’est la voie. Au risque de le contrarier, je pense que l’artiste n’est pas quelqu’un d’ordinaire. Il vit la création et il nous aide à être.
« Je suis peintre avant tout, disait-il, par la peinture, je suis. »